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La vie est courte, la nature hostile, et l’homme ridicule
Roman de plage en miniature : la tragédie classique dans un paysage balnéaire improbable.
Photomontage de l'auteur.
Extrait
Jules Echnort.
La plage se termine de chaque côté de mon angle de vision. Si j’en crois la théorie, mon regard capte 180° d’une surface de sable d’un seul tenant, bornée à chaque extrémité par des rochers fouettés de remous. Tels des cariatides aux faces et corps inhumains, ils flanquent des collines boisées d’où émergent d’antiques cactus cierges. C’est l’hiver. Les arbres ont perdu leurs feuilles. Quelques fleurs précoces, jaunes telles d’énormes boutons d’or, s’épanouissent au bout des branches décharnées. Devant moi, au-delà du parasol, les dunes, énormes, me dissimulent l’horizon. Pourtant, la montagne ne doit pas être loin. Des nuages effervescents se développent dans le ciel cylindrique, à la faveur d’une rencontre entre une masse d’air chaud et humide et une inversion de température à haute altitude. J’évalue l’heure à midi. Le soleil se situe exactement dans mon dos orienté plein sud.
Le fauteuil de plastique blanc dans lequel je suis assis subit à sa base les effets du ressac. J’entends le bruit de vagues qui s’écrasent quelques mètres en contrebas, juste après la barre. Parfois je surprends un liseré d’écume qui se faufile entre mes jambes. Le sol répond à cet assaut en émettant un bruit d’éponge assoiffée. J’examine avec attention les grains de sable qui ruissellent entre mes orteils. Ils sont formés de fragments de silice topaze brûlée, calibrés irrégulièrement autour du millimètre. Mon pied droit trace un demi-cercle vite effacé par la lame suivante.
Un parasol de guingois, à la toile vétuste, se trouve planté devant moi. Il protège mon sac photo, posé sur une vaste cotonnade où je m’allonge dès qu’il fait trop chaud. Mon pantalon roulé et ma chemisette me servent d’appuie-tête.
J’estime qu’il est temps de m’enduire de crème anti U.V. pour éviter un coup de soleil.
J’hésite un instant. Dois-je traîner mon fauteuil jusqu’à l’ombre ou le laisser sur place ? Si c’est l’heure de la marée, il risque d’être emporté par une vague. Mais, si je ne le laisse pas, je ne saurai pas si le flot monte ou descend, ce que j’ignore toujours. Je choisis donc la seconde solution qui me semble la meilleure, me lève et marche vers le parasol. Le sable mouillé crisse, une douleur naît sous mon cou-de-pied échauffé par des allers-retours incessants le long du rivage, puis c’est le brûlot du sec chauffé à blanc, l’oasis tiède du tissu imprimé. Je saisis l’emballage de carton brun dans mon sac et rejoins mon siège précaire, près du lit de la mer.
Fesses calées dans le tissu en plastique blanc du fauteuil, je me recroqueville ou j’étends mes jambes selon l’amplitude de la vague qui déferle sur la grève. Dans le ciel, une frégate fend l’air de ses ailes profilées comme celles d’un avion furtif. Sous le soleil brûlant, la sueur s’évapore de mon ventre et de mon front.
Je sors de son étui la crème solaire qui ressemble à s’y méprendre à un tube de peinture à l’huile. Je le presse. Effectivement, la pâte qui en sort possède la texture et la couleur blanc de zinc. De mon majeur, j’en extrais une noisette que j’applique sur la peau de mon bras. L’émulsion mollit sous la chaleur, je l’étends avec la paume, elle se fond à mon épiderme. Je répète ce mouvement jusqu’à ce que mes pieds, mes mollets, mes cuisses, ma poitrine – j’insiste sous l’élastique du maillot de bain, aux aines et près du bas-ventre, où le tissu en se rétractant peut causer des brûlures – soient enduits correctement, ainsi que mon front, mes joues et mon menton, mes oreilles. Reste le plus délicat après le cou, le sommet des omoplates et le bas de l’échine ; comment couvrir le milieu de mon dos ? En utilisant le plat de la main, il demeure un espace que je ne peux atteindre autour de ma colonne vertébrale. Si je veux me promener sans attraper de coup de soleil, il est indispensable que je protège cette partie. Sinon, je serai contraint de rejoindre l’abri du parasol dont la toile rose délavée pend par pans autour de son axe de fer laqué, griffé par l’usure, balafré de rouille.
En jetant un coup d’œil sur la plage, je constate que j’y suis seul – ce qui ne m’étonne pas. Je ne dois espérer aucune aide de qui que ce soit. Par chance, pour l’instant, la bande de plastique qui occupe le dos du fauteuil masque la partie vulnérable de ma peau. Mais je ne peux attendre ici éternellement, sans bouger.
Sur l’îlot rocheux qui bloque l’entrée de la baie à cinq cents mètres au large, quatre pélicans dont un albinos dressent leurs becs de profil. Deux sternes les encadrent à la manière de serre-livres pour une bibliothèque de poissons. Depuis que je les observe, ils demeurent immobiles et refusent de pêcher, gavés. En nageant jusqu’à eux, ils pourraient décamper et me réjouir par de nouvelles séances de piqués plongés en quête de menu fretin. Ce genre de distractions m’est nécessaire.