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Journal 1944-1948
Préface de Jacques-Élisée Veuillet
Les essayistes et les historiens multiplient les références à Stanislas Rodanski, disparu en 1981. On mesure mieux aujourd'hui quelle fut la destinée singulière et tragique du poète. Révolté définitif dès son adolescence, il consuma sa jeunesse avec une détermination désespérée. Le goût de l'absolu, le sens de la dérision, l'insolence, l'engagement sans retour furent ses principes de vie. J'en fus pendant plusieurs années un témoin intermittent dans une relation d'amitié tourmentée. A la recherche de son unité spirituelle introuvable, d'une identité dispersée parmi ses héros, Rodanski tenta de vivre sans aucun souci de la réalité. Ses écrits sont fragmentés, souvent inachevés, quelquefois repris en plusieurs versions. Ils ont été déposés chez ses amis sans que jamais des projets de publication fussent évoqués. La question n'était pas là !
Les inédits posthumes présentés dans cet ouvrage ont été écrits au cours des années 1944-1946. Ils sont ainsi, pour la plupart, antérieurs aux premiers séjours parisiens et, notamment, à la rencontre en 1947, sous les auspices de Jacques Hérold, avec André Breton.
En 1944, Rodanski avait dix-sept ans. Son journal — cahier de soixante-deux pages sous couverture cartonnée, — s'ouvre en avril par une citation d'Amiel : « Il semble que le feu ait pris aux poudres... » A Lyon, dans l'atelier de la rue des Gloriettes, à Mannheim où il fut interné dans un camp de travail après avoir été raflé par les Allemands en novembre 1944 dans une rue de Saint-Dié, à Megève où il séjourna à de nombreuses reprises dès son retour d'Allemagne à partir de juillet 1945, il tenta vainement de faire gagner son désir de gloire et de pureté sur la conscience de l'absurde et l'attirance du désespoir qui l'étreignaient.
Quelques pages datées d'avril 48 sont placées à la fin du Journal. Feuilles volantes disséminées parmi d'autres fragments, elles ont dû être écrites dans la maison de santé de Collonges-au-Mont-d'Or, près de Lyon, où Rodanski rédigea à partir du 2 mai 1948 le Dernier Journal tenu par Arnold.
En postface, François-René Simon exprime son émotion dans une correspondance qu'il m'adressa aussitôt après avoir pris connaissance du manuscrit, et Jacques Borgé, premier compagnon de Rodanski dès 1946 à Lyon, fait revivre le souvenir qu'il a conservé du poète.
J.-E. VEUILLET, Mai 1991.
Extrait (p. 28-30)
Déportation 8 novembre 44
Retour ler mai 45*
Juillet 45, Lyon.
Plus d'une année a passé et je reprends ce cahier nécessaire, peut-être salvateur ?
Je cherchais le calme, simplement. Puis je suis parti, vers une ville nouvelle, des livres nouveaux, de nouveaux idéaux. J'ai connu aussi la déportation, la souffrance.
Et déjà riche de quelques expériences, je reviens à ces pages d'il y a un an. Ce cahier n'est pas celui de la sérénité (ô la sérénité, sans livres, sans hésitations – omniprésente).
Mais ici l'atmosphère est parfois éclairée de la lumière immobile des régions sereines. La première fois, quand j'ai ouvert ce cahier, c'était dans le calme succédant à beaucoup d'agitation, d'erreurs, et aux premières déceptions qui font descendre en soi-même.
C'est parce que le jour adouci que je distingue ici est celui qui emplit le silence des profondeurs.
Une fois déjà, j'étais allé vers les fonds ignorés et je suis remonté (trop tôt ?) pour aller chercher mon idéal.
Maintenant je suis allé bien plus bas, je suis tombé, avec les débris de mes idées ; abandonnant une amitié, un rêve qui s'était glacé de ne point s'alimenter aux sources profondes.
Mais ici parlent doucement des voix du passé, et en elles – surtout – la voix d'un espoir autrefois entrevu. Alors, cet espoir était dirigé vers l'Orient ; peut-être tournerai-je de nouveau mes regards vers le soleil levant ?
Mais on y parle d'une telle immensité, veux-je aller si loin ? Ou n'y a-t-il de paix que là-bas
Mais on y parle aussi de voyage ; et peut-être est-ce ce Véhicule que je dois employer pour aller vers les sources, car déjà est tarie la fontaine où je me suis arrêté. J'ai cru qu'il n'y avait pas de source en moi, que seuls des reflets se jouaient sur l'eau dormante.
Il y a dans cette mer intérieure un abîme encore vierge. Je ne sais quelle lumière l'éclaire, quelles sont les fleurs inconnues qui s'y épanouissent.
Car jamais encore je ne me suis élancé dans les profondeurs de l'amour.
Et pour nager dans ces eaux inconnues, il faudrait que je sois pur. Me purifier, tel est peut-être le chemin. S'il y a pour moi une destinée, il faut que je me prépare à ces noces. Noces spirituelles ? dont il faut que je polisse l'ornement.
Maintenant j'ai prononcé le vœu. Quelle que soit ma sombre étoile, il me faut m'apprêter au voyage.
C'est dans la nuit que l'on se voit le mieux.
« Louange à la reine du monde, à la haute annonciatrice des saints univers, à la gardienne du bienheureux Amour! Elle t'envoie vers moi, délicate fiancée, aimable soleil de la nuit. C'est à présent que je veille car je suis tien et mien. » Novalis
Maintenant je vais préparer la Voie. Je vais me tremper dans l'unique amour, et son néant, jusqu'à la mort – la mienne peut-être. Car maintenant un seul culte est possible. De radieuses ténèbres m'attendent – m'attend peut-être aussi la fiancée des ténèbres, et je ne suis promis qu'à la dernière part d'elle-même. Aussi j'ignore jusqu'où j'irai avec son corps. Mais je sais qu'il n'y a qu'une issue, et pourtant j'ignore en quel monde est placée l'autre rive. Les fleurs funéraires de la révélation s'ouvriront quand j'aurai rencontré l'élue.
Mais est-ce une élue que j'attends, ou la première venue qui pourra me donner du plaisir ? Alors, ne vivant plus que pour ce plaisir, puisqu'en définitive je n'aurai – peut-être – rencontré que lui, je passerai à côté du calme sans m'y arrêter.
L'amour est voué à l'échec, une seule fin est un véritable accomplissement. Et c'est peut-être le seul moyen de faire le bien, sur le plan cosmique. Mais tout autre lien de rapport du bien et du mal est illusoire.
C'est peut-être un compromis, mais ici la théorie albigeoise trouve une beauté, une vérité inconnue pour moi jusqu'alors.
La peur de l'amour, c'est la peur de la mort.
L'absence des choses, c'est l'infini qu'elles peuvent être.
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* Ces deux lignes sont portées en marge du manuscrit, de la main de l'auteur.