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Louvanne
ÉPUISÉ
Récit d'une chasse crépusculaire. Qui ou qu'est-ce, la Louvanne ? Un fragment détaché du Cycle des Contrées, magnifiquement illustré par Philippe Migné.
Postface d'Antoinette Bois de Chesne
Extrait
Si je voulais dire ce qui nous distingue, nous
autres gens des hameaux, de ceux qui vivent
plus bas sur les terres grasses qui bordent le fleuve tandis que nous demeurons accrochés à nos maigres pâtures et à nos lourdes demeures rencognées sous la lisière de la forêt, je parlerais des loups. Les hommes de par chez nous n’éprouvent que mépris à l’égard des contes horrifiants et qu’on donne pour vrais chez les paysans de la plaine. Ici, dans les hameaux, nous n’avons pas peur des loups. Nous ne les craignons ni ne les chassons. Nous jugeons légitime et propitiatoire la dîme qu’ils prélèvent sur le bétail. Les loups ne tuent que ce qu’ils mangent et mangent peu. Rares et, plutôt que pour inciter à la peur, faites pour révéler les séductions de ces esprits de la forêt, nous ne nous transmettons que des légendes qui nous réconcilient, entre nous et avec la terre, sans nous encombrer de croyances ou de préventions. Car on ne voit pas les loups. On sait leur présence, d’ailleurs intermittente, à leurs appels nostalgiques qui déchirent les nuits de lune, à quelques empreintes, parfois, sur la neige, à la charogne d’une bête proprement égorgée et dépecée.
Chez nous, qui sommes d’habitude silencieux, il se fit une grande controverse quand surgit sur les hauteurs une bête que d’aucuns avec bien de la hâte désignèrent comme un loup tueur d’hommes. De mémoire de forestier, cela ne s’était vu et la chose restait proprement inconcevable pour les mieux rassis d’entre nous. Cependant, en moins d’une semaine, trois jeunes hommes étaient morts de bien étrange manière. Égorgés gauchement, les chairs lacérées, les viscères répandus, les corps avaient été traînés dans les halliers puis abandonnés comme si la bête avait renoncé à satisfaire son appétit. Cela déjà, cette rage, ce désordre contre nature, le caractère comme inachevé de l’attaque, ressemblait bien peu à la conduite d’un loup. Quand je vis les corps, je constatai que les blessures n’étaient pas franches, comme celles que laissent les crocs puissants du grand prédateur, mais incertaines et remâchées. L’écartement des griffes ne ressemblait à rien de connu. À un rapace il eût fallu une envergure invraisemblable et des serres bien émoussées pour tracer des déchirures à ce point vastes et confuses dans leur dessin.