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Coédition Parole Déliée/Deleatur.
« Comme le voyage était long », la nouvelle dont nous présentons ici un extrait, a été republiée dans l'Anthologie Ginkgo.
Quelques exemplaires seulement.
Gravure d'Hélène Gay.
Extrait
Pour la première fois depuis sept ans, j’ai écrit l’adresse de mes parents sur une enveloppe. C’était comme un petit tableau surréaliste dont la signification aurait appartenu aux enfants. Ensuite, pour coller le timbre, il me fallut intégrer trente ans de moins, surpasser un tremblement dans les doigts et la salive, en me demandant si je serais encore assez grand au moment de glisser l’enveloppe dans la fente du mur de la poste.
Maintenant ma mère était là, une femme pas tout à fait vieille, qui n’avait pas tellement vieilli, seulement du temps de notre séparation, sept ans, c’est-à-dire sans la couche des circonstances. Elle s’était arrangée pour que les souffrances ne laissent pas de réalités sur son visage, ni de sentences sur son cœur.
Comme le voyage était long, mon père l’avait conduite. Il l’avait laissée à l’entrée du chemin qui mène à la maison, refusant de pénétrer plus avant dans les traces de la vie d’ici. Il était reparti sans que j’aie pu voir seulement sa silhouette, ou l’arrière de son odeur.
Je suis venu chercher la valise de ma mère, qu’elle n’avait pas eu la force de transporter, et que mon père avait laissée au bord de la route. Une valise seule au milieu d’une vallée, déjà survolée par un couple de rapaces.
J’ai regardé les morceaux de la route qui disparaissaient de chaque côté de la vallée, derrière les châtaigniers, et je n’ai pas réussi à deviner la direction qu’il avait prise. J’ai même cessé de respirer un instant pour que le silence total m’envoie un indice, mais le cri des rapaces venait troubler la surface des révélations. Et maintenant mon père était là, quelque part dans la région, attendant que sa femme ait fini son séjour chez moi pour la ramener chez lui, rôdant autour de nos retrouvailles, si près, mais avec la force imbécile et indestructible de ne jamais me rencontrer.
J’ai posé la valise dans un coin du salon et nous avons bu le thé, avec ma mère, en parlant doucement, prudemment, parce qu’il était clair que nous avions des distances à retrouver, deux oiseaux un peu sauvages, et il fallait trouver les bons mots à chaque fois. Finalement, parce que nous étions dans des trajectoires équivalentes l’un vis-à-vis de l’autre, nous avons facilement évité les sujets délicats, et la conversation a bientôt pris un rythme naturel, et j’ai pu recevoir des nouvelles des uns et des autres, les appréciant ou m’en étonnant. Un moment je me suis levé pour aller chercher un deuxième paquet de biscuits dans le placard de la cuisine, parce que ma mère avait mangé le premier en entier et lorsqu’elle m’a vu revenir, qu’elle a pris conscience de son appétit, elle est restée la bouche ouverte un long moment, avant de lâcher les amarres et de se lancer dans un rire franc et clair. J’ai ri avec elle, entraîné par le mouvement incroyablement jeune de son visage.
C’est le lendemain matin que ma mère a perdu un bras. Elle était déjà levée et habillée quand je suis arrivé dans la cuisine. Elle avait préparé le petit-déjeuner aussi facilement que chez elle, même sans connaître la place des choses, et elle était heureuse de m’inviter à le partager. Je me suis assis en face d’elle et elle a porté son verre de jus de fruit à la bouche et j’ai vu la peau du cou de cette dame envelopper une lumière, puis elle a reposé son verre sur la table et elle a prononcé son nom. L’homme qui n’était pas là. Alors le bras de ma mère qui venait de tenir le verre est tombé sur le sol et nous l’avons regardé, un peu gênés l’un et l’autre. Excuse-moi, a-t-elle dit enfin. Oh ! ne t’en fais pas, ai-je répondu, il ne s’est rien passé. Malgré tout la suite du petit-déjeuner n’a pas été aussi spontanée que nous l’aurions voulu et ma mère l’a écourté en se levant pour débarrasser, mais à cause du déséquilibre de ses épaules, elle a tout de suite renversé plusieurs choses sur la table. Laisse, ai-je dit en me précipitant, je vais le faire. Et c’est comme si le bras de ma mère était tombé une deuxième fois par terre.