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Notes de voyage au Pays des Hommes-Bousiers
Fragment de l'Histoire naturelle de l'Imaginaire. Édition originale.
Quelques exemplaires seulement.
Extrait
Mon voyage chez les hommes-bousiers dans les collines presque impénétrables de l'île de M. que couvre encore l'épaisse toison de la forêt tropicale, date déjà de la première moitié du siècle. Ce récit apparaîtra donc comme un document d'époque, que la rapide évolution des peuples dits primitifs semble rejeter dans le domaine de l'imaginaire. L'homme n'en reste pas moins pour l'homme un paradis perdu vers lequel il regarde avec nostalgie, quand bien même sa marche en avant ne laisserait derrière lui que quelques traînards, témoins fossilisés de ce passé révolu. Ces notes n'ont d'autre mérite que d'avoir été prises sur le vif, et le lecteur voudra bien excuser leur « naturel », j'entends par là le peu d'apprêt qui a présidé à leur rédaction, en raison des circonstances souvent défavorables, voire même hostiles, où elles ont été écrites. Telles quelles, je les ai utilisées pour une conférence donnée au Cercle des Explorateurs à Paris en décembre 19.. L'aimable insistance de mes éditeurs m'a finalement conduit à les sortir de mes tiroirs pour les mettre dans les mains du lecteur qui va devoir maintenant s'en accommoder.
« Ils ont la manie de tout renfermer dans des boules : leurs femmes, leurs enfants, leurs vivres ; boules de toutes les dimensions qu'ils poussent sans cesse devant eux pour se rendre à quelque foire ou pour les mettre en sûreté. Nomades dans l'âme, ne se trouvant bien qu'ailleurs, aimant rêver des êtres et des choses qu'ils mettent en boule et ne les ouvrant qu'à regret, souvent déçus, pour en jouir. Boules caves, boules greniers, boules habitacles, celles-ci percées d'un trou par où passent aussi bien la nourriture que les immondices, et qui permet de communiquer avec la personne qui s'y trouve. » Leurs mœurs m'étant connues, je savais à quoi m'attendre en m'introduisant chez eux ; car il s'agit d'hommes robustes qui ne supportent pas longtemps le face-à-face avec un étranger, le trouvant sans doute trop incirconscrit, trop tête en l'air et toujours prêt à vous fausser compagnie, et qui ont tôt fait de vous rouler dans leur terre qui est gluante et de vous enfermer dans une boule, ce qui bien entendu m'arriva. J'eus beau parlementer, leur dire que j'étais chargé par mon pays d'un message important, ils me répondaient toujours : « Dans la boule, vous nous direz tout cela quand vous serez dans la boule. » C'est donc d'une expérience vécue, et qui m'entraîna bien au-delà de ce qui paraissait opportun qu'il m'est donné de vous entretenir aujourd'hui.
Avant que la boule durcisse — ils la forment souvent sur vous, avec de la terre, des excréments, des lianes, de grandes feuilles d'arbre ou de fougères entrelacées, — on dispose d'un peu de temps pour, à force d'étirements et de tractions, la distendre de l'intérieur, la modeler du dedans à sa mesure et se façonner ainsi un habitacle où l'on puisse, sinon avoir toutes ses aises au point de s'y tenir debout, du moins éviter de s'y trouver recroquevillé, et même jouir du confort de s'y asseoir à peu près convenablement. Aussi bien, il serait imprudent de voir trop grand, car la boule doit rouler et alors gare aux bosses.
Reproduction de la gravure aquarellée de Ramón Alejandro
qui orne 5 exemplaires de tête.