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L'Abominable
3 exemplaires disponibles!
Edition originale de l'Abominable, repris dans le recueil de nouvelles initialement publié par Ginkgo, puis par Sous la Cape.
Récit "à la manière" des relations d'expéditions himalayennes - surtout anglaises - des années 1920 à 1950.
Extrait
[Sans date, haut de page]
–?Faustie?! venez vite...
–?Damned, Herbert?! essayez d’utiliser mon nom en entier. J’ai horreur des sobriquets.
Ce manque de self-control d’Herbert m’agace au plus haut point. Enfin, sa voix angoissée me rappelle à l’urgence du moment mais, à 17 ?428 pieds au-dessus de la Tamise, sur une pente de neige raide, il me faut plusieurs minutes pour le rejoindre.
–?Goddam?! Herbie, what is it???
–?Je vous en prie, mon vieux, je m’appelle Herbert. Regardez vous-même, c’est vous le chef de l’expédition.
Aux pieds de mon premier de cordée gît une créature enfouie sous un monceau de guenilles innommables. C’est totalement dégoûtant et, malgré la fraîcheur de la température, une odeur nauséabonde se dégage du paquet.
–?Est-ce... vivant???
Herbert se penche, retourne la chose, fait la grimace.
–?Ça dort?!
Jamais le visage ahuri d’Herbert Caravan ne m’a paru aussi irritant, au point que l’envie me démange le poignet de lui enfoncer mon piolet (un piolet Bourgenew, spécialement conçu pour cette expédition) dans le crâne.
–?Eh bien, qu’attendez-vous pour la réveiller??
–?Mais, Richard John Fauster, c’est l’heure du thé?!
3 mai 19..
La créature repose maintenant sous la tente de secours de l’expédition. Revenus au camp, hier, après le thé-brandy, nous avons envoyé une équipe de Sherpas récupérer... cela. Les maladroits ont réussi à perdre un homme dans l’aventure et le brouillard, qu’ils rendent responsable de la disparition du malheureux, semble les terroriser –?à moins que ce ne soit la créature, je n’ai pas bien compris le charabia de l’interprète.
14 heures. Il serait temps de réveiller cette personne et de lui demander de quel droit elle foule un sol vierge réservé à une expédition britannique agréée par Notre Souverain.
17 heures. Impensable?! Inconvenant?! Cette chose est une... femme?! Du moins si l’on en croit le document trouvé dans ses haillons pouilleux. Une femme?! dans une expédition sportive et scientifique anglaise. Inadmissible et choquant. Et pourtant... Elle s’appelle Anna Sautovi, est Italienne et ethnologue, ou quelque chose d’approchant?; une sorte de suffragette en mal d’exotisme, égarée dans ce coin inexploré de l’Himalaya... Mais à la suite de quelles aventures?? voilà ce qu’il m’a été impossible d’apprendre?: je ne parle pas l’italien et cette... dame ne connaît visiblement aucun mot d’anglais?; ce qui peut paraître étrange pour une globe-trotter. Elle ne s’exprime que par grognements et, à toutes les questions pressantes qu’on lui fait, oppose une face –?et quelle trogne?! –?empreinte de la plus parfaite stupidité.
Norman Bitume, notre médecin, n’a pu l’approcher pour l’examiner?; elle s’est montrée très menaçante envers lui. Il a cependant constaté qu’elle jouissait d’une santé florissante et que l’altitude ni les privations probables qu’elle a dû endurer ne semblent l’avoir affaiblie.
–?Jamais vu ça, a-t-il grommelé. On dirait un lutteur de foire.
Je prends conscience de la stature imposante de cette créature qui, redressée, ne mesure pas loin de deux mètres?; et sa carrure découragerait les avances improbables de quiconque?: ce qui me rassure sur la pérennité de la franche camaraderie qui règne jusqu’à présent au sein de notre petit groupe de gentlemen perdus dans l’immense désert glacé, bonne entente que je sais indispensable à la réussite de cette expédition et que je ne voudrais à aucun prix voir une femme gâcher par des attitudes équivoques.
Tout de même, je ne m’imaginais pas les ethnologues italiennes en bûcheronnes piémontaises... Peut-être son apparence austère a-t-elle déterminé sa vocation.