Recherche avancée
Agenda
Pamphlet prémonitoire sur le dépeçage du surréalisme par les universitaires et « spécialistes » de tout poil, ici nord-américains.
« André Breton s’inquiétait que l’on enseignât le surréalisme, ne doutant pas, disait-il, “que ce soit pour le réduire”. »
Extrait (pp. 68-71)
Dans le Surréalisme, la femme aura été aimée et célébrée comme la grande promesse, celle qui subsiste après avoir été tenue.
Du Surréalisme en ses œuvres vives, 1953.
Le temps serait venu de faire valoir les idées de la femme aux dépens de celles de l'homme, dont la faillite se consomme assez tumultueusement aujourd'hui [...] L'heure n'est plus, dis-je, de s'en tenir sur ce point à des velléités, à des concessions plus ou moins honteuses, mais bien de se prononcer en art sans équivoque contre l'homme et pour la femme, de déchoir l'homme d'un pouvoir dont il est suffisamment établi qu'il a mésusé, pour remettre ce pouvoir dans les mains de la femme, de débouter l'homme de toutes ses instances tant que la femme ne sera pas parvenue à reprendre de ce pouvoir sa part équitable, et cela non plus dans l'art mais dans la vie.
André Breton, le Surréalisme, les femmes
Une doctrine
Dans ce texte d'Arcane 17 écrit d'août à octobre 1944 sous le signe de «l'Etoile» à Perce-Sainte Agathe, en Gaspésie, André Breton pose «le» problème qui le préoccupe en ces temps de guerre et d'exil : celui des rapports de l'homme et de la femme. Pour le professeur Margaret Cohen, les problèmes de Breton étaient plutôt son «antinomie» ou sa «névrose», ce que Mary Ann Caws — version 1990 — a résumé ainsi dans une phrase qui fait aujourd'hui florès parmi ses émules :
"Breton a un problème avec la sexualité féminine."
Le professeur Caws ouvre ainsi un nouveau chapitre dans les études bretoniennes. Dans le même éditorial au numéro spécial de Dada/Surrealism n° 18 intitulé Le Surréalisme et les femmes, elle reprend en les radicalisant les conclusions de Femmes cibles/Femmes peintes : le corps de la femme dans la culture occidentale, article dans lequel elle relisait en 1986 les œuvres d'artistes surréalistes comme Man Ray, Magritte — et, curieusement, Brassaï — de manière très ambivalente. Elle en donnait un déchiffrage positif aussi bien que son contraire, et hésitait entre l'admiration fascinée et une colère toute neuve de «lectrice» flouée dont les yeux viennent de se dessiller, et qui s'identifie soudain à toutes ces femmes qu'elle voit «écartelées sur des roues de torture» (p. 279). Bref, le professeur Caws se découvre un sérieux problème avec le Surréalisme — sa spécialité.
Que s'est-il passé?
Il est parfois reconnu par les critiques que le Surréalisme fut le premier et le seul mouvement d'avant-garde à avoir accueilli les femmes, non seulement comme modèles pour les artistes, comme au XIXe siècle, mais comme camarades et comme égales avec leur différence, à la seule condition qu'elles partagent avec les recrues surréalistes masculines les principes éthiques et politiques fondamentaux d'un Mouvement en gestation. Cette ouverture allait peut-être de soi, vue de nos fenêtres, mais elle était assez originale au sortir de la guerre de 14-18 et de la prétendue Belle Époque. Comme le dit en 1982 un surréaliste comme Gérard Legrand dans le Dictionnaire général du Surréalisme et de ses environs, à l'article «femme» :
"Dans le groupe d'hommes que constituait le Surréalisme en formation, voici plus d'un demi-siècle, les femmes ne pouvaient être présentes que comme compagnes ou collaboratrices un peu marginales. Le romantisme lui-même n'avait connu que très rarement une Bettina ou même une George Sand. Tel est l'état de fait, commun à toute la société d'alors (y compris dans ses secteurs «révolutionnaires»), qui a naguère donné lieu à des récriminations grotesques. Le simple examen de l'histoire et des textes montre au contraire chez les surréalistes une attention extrême et, pour l'époque, tout à fait subversive, à ce qu'on nommera, faute de mieux, l'élément féminin de la «culture»."
Les gynocritiques ont voulu, et c'est louable, faire mieux connaître au public — nord-américain, s'entend ! — les femmes de la galaxie surréaliste, parfois fort lointaines, ou même franchement hostiles et réfractaires comme Léonor Fini ou Frida Kahlo. Gwen Raaberg, qui se présente comme «professeur de Surréalisme» dans le même numéro spécial femmes, nous dit avoir découvert une peinture de Remedios Varo au Mexique en 1970, non pas dans l'arrière-boutique d'un brocanteur, mais sur les cimaises du musée d'Art moderne de Mexico. Cette révélation fait penser à la découverte du lac Ngami parle Dr. Livingstone, I présume, et nous rappelle utilement le pouvoir de sacralisation des musées — voir le Déjeuner en fourrure de Méret Oppenheim par le MOMA de New York — que Marcel Duchamp, lui-même enseveli jusqu'au cou au Mausolée de Philadelphie, avait compris dès 1913 avec tout le cynisme nécessaire. Mais Gwen Raaberg reconnaît au moins que les critiques et les «scholars» sont responsables de cette ignorance du Surréalisme, et non les surréalistes eux-mêmes :
"Ce n'est pas que la première génération de surréalistes ait ignoré les femmes ; en fait, parmi les mouvements artistiques de ce siècle, les surréalistes avaient été les plus concernés par elles, et les hommes étaient sans nul doute au fait du travail accompli par ces artistes et ces écrivains au féminin" (pp. 1 & 2).
Mais aussitôt, on relève la première restriction : «Par contre, aucune femme ne figure parmi les membres officiels du Mouvement originel.» Si je souligne ce mot, c'est que cette conception du Surréalisme comme une sorte d'académie ou de cénacle littéraire, de club, de parti politique ou de chapelle, avec hiérarchies et uniformes, cartes de membres ou jetons de présence, a la vie dure : elle fait passer à la trappe toutes les compagnes des adhérents à la Centrale surréaliste de 1924 — terme ronflant et ironique s'il en est ! — et ignore totalement les conditions du lancement du Mouvement et de sa revue La Révolution surréaliste. Le «Bureau de recherches surréalistes» — la fameuse Centrale — est un lieu de travail ouvert tous les jours de 14 h à 18 h 30 avec une permanence de deux personnes : la jeune Simone Breton tient le bureau avec Boiffard le deuxième jour, samedi 12 octobre 1924. Y vient qui veut. Pour les gynocritiques qui reviennent sans cesse sur «l'absence des femmes», se pourrait-il — si l'on veut bien me permettre de jouer aux mêmes petits jeux psycho-critiques qu'eux — que Simone Breton ne compte pas vraiment puisqu'elle est l'épouse du leader, et qu'on la rabaisse, dans certaines gloses, au rôle d'une sorte de business woman qui n'a pas produit d'œuvre artistique ou poétique ? Les critiques américains font facilement la confusion entre le Surréalisme et un organisme d'encouragement à la production individuelle d'œuvres d'art, favorisant les contacts, la réussite personnelle, la carrière, en somme — bref, tout ce qu'offrent les bonnes universités privées des États-Unis où fonctionnent les experts que je traduis, et qui ressemblent en cela à nos grandes écoles. Le glissement, qui confond l'exclusion des femmes par les critiques eux-mêmes depuis des lustres avec une supposée mise à l'écart de ces compagnes par les surréalistes «mâles» eux-mêmes, trouve là son soubassement conceptuel : toute la doctrine de la problématique des rapports sujet/objet - hommes/femmes y est enracinée.